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L'AGE ADULTE

4 août 2012

15. L'amour dans la rue

Il y a plusieurs années, j'ai fait l'amour dans la rue. C'était avec un Allemand, le dernier soir du Montreux Jazz Festival pour lequel il travaillait et d'où il avait eu la bonne idée de voler deux des bouteilles de Dom Perignon prévues pour Quincy ou je sais plus qui. Son prénom : oublié. Plus jamais revu.

La nuit était bien avancée déjà, et je mettais déjà plus ou moins proprement mis la tête en contre-sens. Nous nous sommes retrouvés sur les quais en marge du festival, à l'écart de la foule, et installés sur un banc face au lac, face aux montagnes stoïques sous l'éclairage d'une lune pleine. C'est ce dont je me souviens. Nous avons bu, nous avons fumé. Nous rigolions pour un oui, pour un non. Pour rien, parce qu'il faut dans ces cas-là bien faire quelque chose. Nous disions n'importe quoi, parlions d'un verbe sans importance et décousu. En attendant que la nuit s'avance encore de quelques petits pas. La lune se promenait toujours au-dessus de l'eau calme du Léman, et la rumeur du festival se dissipait comme un feu qui expire.

Nous venions d'ouvrir la seconde bouteille de Champagne, nous venions de boire le premier verre lorsque par un simple regard vitreux et vicelard croisé il a été décidé que c'était bon quoi, on allait pas y passer toute la Saint Martin. La main dans le pantalon, premier geste. Avant de s'embrasser. La main sous la chemise avant de la dégraffer. Des mains partout, je ne sais plus. Quoiqu'il en soit c'est ainsi que nous avons commencé, sans tourner autour du pot et sans prétexte, à faire l'amour dans la rue. Puis ailleurs, au bord de l'eau et dans un jardin privé tout en s'offrant de temps en temps une gorgée de Champagne. Parce que ça ne se gâche quand même pas.

Il n'était pas le plus joli des garçons. Ça tombait bien parce que moi non plus. Mais il se déshabillait en quelques gestes. Je me souviens de la chaleur, et de l'ardeur. Des corps et des sons. De la volupté de la nuit et la fraîcheur de l'herbe. Dehors. Jusqu'aux premiers frémissements lointains du jour. Ensuite, je crois que nous nous sommes assoupis quelques instants sur un banc, l'un contre l'autre pas parce que c'était important d'être l'un contre l'autre, mais parce qu'il faisait froid, Il aurait pu foutre le camp avec mon odeur collant à son abdomen, ou l'inverse.

 

Plusieurs années après, c'est l'été, le matin très tôt, l'heure à laquelle les premiers volets de la rue s'ouvrent. Je passe une chemise à moitié sale sur les épaule, verse du lait dans mon café, prends un Alka Seltzer, j'ajoute du sucre dans ce café qu'il faut touiller touiller touiller à présent. Puis, j'essaie de mettre la main sur mes lunettes, et laisse tomber ; je m'installe sur le balcon, les écouteurs vissés aux oreilles, Ravel ou Rachmaninov. Café. Clope. Ciel bleu et vue à vouloir s'en crever les yeux tellement que c'est beau. Mon esprit balbutie ; soubresauts timides de cabri.

Ce souvenir appartient à une autre vie. Des corps, du sexe, des hommes, de la baise, et de l'amour ou l'alcool, j'ai d'autres souvenirs plus beaux et plus lumineux.

Parfois, les vies antérieures reviennent pour nous faire comprendre ce qu'on vit dans le présent. Comme le renard, une alégorie. Tout-à-coup, je lâche les armes et la pose de combat, je comprends pourquoi cette nuit-là vient frapper à la porte de ma mémoire ce matin gueule de bois.

C'est la rue. Et cette sensation de liberté qui en émane. Celle de faire des rencontres en dehors des sentiers de sa vie, de son travail, de ses milieux, de son âge, de son giron et sa ville, de ses amours, de ses amis. Celle qui laisse le choix de saisir n'importe quelle opportunité. A n'importe quelle heure, le jour, la nuit, et l'aube. Car quand on marche dans la rue, seul, il n'y a personne en qui croire. Rien à part sa bonne étoile. Au hasard.

Marcher dans la rue et dans les nuits libres. Où rien n'est prévu, mais où tout reste possible. Suffit d'attendre. Où il est permis de prendre à gauche ou à droite sans demander à personne la permission ou l'envie.  Ouvert et bien à sa place, le coeur n'est plus dans la main. Le corps entier qu'il faut changer, muscle après muscle, articulation après articulation. Les gestes à arrêter, et à réapprendre autrement. Le regard à rééduquer, le plus dur. C'est un entrainement d'athlète dans la constance de l'effort, l'opiniâtreté. Et parfois la frustration et les doutes.

Après la nuit, il m'avait raccompagné quelque part qui s'est effacé de mon esprit depuis. Nous étions ivres morts encore et à chaque pas je redoutais de dégueuler le Champagne de la veille. Il m'avait demandé si on pouvait se revoir, j'avais souri et lui avais répondu : Non. C'était bien. Mais on a pas besoin de se revoir.

Le souvenir de cette nuit se mèle à celui de la veille. Sans connaître personne, en rentrant chez moi seul, j'ai atterri à une table de vingt personnes. A écouter des histoires banales et extraordinaires, à raconter mes sempiternelles cigarettes et mes verres de vin blanc. Cette soirée d'été où j'ai fini par manger un pain au raisins avec de la tomme aux truffes et du gruyère que quelqu'un trimballait avec lui tout en sauçant une béarnaise d'une assiette vide. Cette soirée où j'ai compris que un et un ne donnent rarement plus que deux. Que deux a donné pour moi trop souvent un. Et que un est libre d'être finalement celui qu'il désire. De faire l'amour dans la rue. Ou plus proprement de profiter de cet amour qui en émane à une table d'inconnus plus ou moins connus. Que c'est par là que ça commence.

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21 juillet 2012

14. de mots d'enfance et d'envies simples

Même si je savais qu'il travaillait encore, je suis entré dans son bureau et je me suis assis sur le canapé. Son regard s'est finalement détaché de l'écran et lui a pivoté sur sa chaise tout en étirant ses bras vers l'avant pour les détendre. Ensuite, je ne m'en souviens plus ; il y a comme un trou noir. Une amnésie, l'instant où je suis allé chercher mon courage à mains pleines comme s'il fallait extirper le coeur d'un cheval. Mais nous étions dans ce face à face où en vérité les coeurs se tiennent côte à côte.

J'ai ouvert la bouche. Ça allait peut-être tomber à l'eau, ne trouver aucun répondant, simplement se muer en dialogue de sourd. Je le redoutais, mais peu importait. Il fallait que je lui parle et s'il n'avait, lui, rien à dire, rien à demander, ou rien à conseiller c'était son problème. J'allais essayer et si ça ne marchait pas je sortirais.

J'ai commencé mon récit sans intrigue. Sans début, sans fin. Ces choses que j'avais dans la tête. Dans le coeur. Et dans l'estomac. Ces constellations que je n'osais cartographier. Ces quelques questions qui, en ce moment, habitent mon quotidien. Dont je parle souvent, avec plus ou moins d'impudance, et parfois à vide.

Je devais lui en parler, simplement pour pouvoir m'assoir et enfin ne plus les trimballer avec moi. A lui plus qu'à mes amis, tout à coup. Je ne sais toujours pas pourquoi. Peut-être parce que je redoute qu'il parte un jour sans qu'il me connaisse vraiment, sans que je sois parvenu à établir ce lien personnel et chaleureux avec lui. Sans qu'il connaisse de moi mes joies, mes préoccupations, ma manière d'aimer les gens dans la rue, sans avoir pu lui raconter les grands cadeaux du hasard, sans lui dire que je fais des choix parfois douloureux mais dont je connais les raisons. Sans qu'il sache que j'ai confiance en moi, plus que je ne le crois et le laisse entendre. Tout ça.

J'en avais envie, besoin peut-être, pour retrouver le fil de mes empreintes, et parce que je voudrais trouver un espace de repos dans cette vie à cent mille à l'heure. Je lui ai parlé parce que pour avancer, il faut à un moment reconstruire ses racines. Se les réapproprier. Parce qu'aimer c'est faire confiance, et faire confiance c'est parler. C'est ici que j'ai grandi, et ai été aimé à tout jamais. C'est dans cette maison que j'ai vu que les gens comptaient autant que son propre égoïsme, ses joies et ses peines.

Je lui ai parlé pour qu'il trouve, en moi, un fils capable d'avoir une existence faite de peinture, de livres, de rencontres, de mots d'enfance et d'envies  simples. Parce qu'après tout c'est mon père.

Et que c'est à mon tour de devenir son fils.

2 juillet 2012

13. Ses yeux dorés

Un après-midi de semaine. Un après-midi sous la canicule. La torpeur cloue au sol. Mais sans crier gare, alors que cette journée ne promettait rien, un inconnu dans un bistrot m'a offert un café. Alors sur cette terrasse devant nos tranches de gateaux au chocolat, devant nos cafés, nous avons filé la conversation à deux voix. Sans début, sans queue ni tête, sans présentation. D'ailleurs en y repensant, je m'en rends compte que je n'ai même pas pensé à lui demander son prénom. De lui, je ne connais que deux ou trois détails. Il n'est pas très grand, il a des jolis yeux dorés, il aime les patisseries, il est ingénieur et musicien. Il fréquente le même parc que celui où je vais dès qu'il ait beau. Et il porte des tongs… Sauf qu'à lui les tongs ça va, ça ne fait pas plouc comme aux autres.

Nous nous recroiserons ou pas. Peu importe. Je serai distraitement attentif en marchant dans la rue, en passant dans les parages. En me demandant si lui, de son coté, c'est pareil. Mais peu importe. C'était bien, fluide, et connecté à autre chose que ce bitume qui nous entoure partout. Oui, c'était l'un de ces moments. L'une de ces rencontres qui arrivent par hasard bien qu'il n'existe jamais vraiment. L'une de ces rencontres où le langage se délie avec la facilité des étés méditerranéens, où le regard s'élargit sur un monde nouveau. Bref, j'y ai rien compris, sauf que c'était une chance. D'être là avec lui. A parler comme ça de toute sorte de choses, sans début, sans figure imposée, ni passage obligé.

Quelques jours plus tard, je ne peux m'emêcher de repenser à cet instant. De le raconter à qui veut bien patienter que j'aie fini de déblatérer tous les détails qui l'entourent. J'y repense et je suis attentif en marchant dans la rue en me demandant si lui, de son coté, est aussi attentif.

Mais si j'y repense ce n'est pas uniquement à cause de ses jolis bras. C'est l'enchaînement de la conversation qui revient, m'interpelle. Comme à chaque nouvelle rencontre, j'ai raconté d'où je viens. Que je suis né en Inde, quelque part dans New Dehli sans autre information. Que je suis arrivé ici, et que c'est ici que j'ai été aimé dans la chaleur. Protestante, mais la chaleur avant tout.

L'histoire est rôdée et je sais quoi dire à quel moment. Sans être blasé par ailleurs. Je la raconte parce que je le veux. J'y tiens, pour éclairer mon interlocuteur que dans mon histoire rien de ce qui m'importe et me soulève n'est réellement dû au hasard même si c'est lui qui fait tout. Pour pas qu'on puisse croire à une autre histoire qui est la mienne.

On me demande souvent si j'ai envie de les rechercher. Ma réponse demeure la même évidence: non. Je sais où se tient ma chance, où elle puise ses racines, jour après jour je trouve un peu plus ma place. Il m'a posé ces questions. Alors je lui ai raconté tout ça tout en avalant une énorme tranche de fondant au chocolat. Et moi, je ne lui ai pas demandé son prénom.

Nous sommes repartis chacun de son coté, chacun sous sa canicule. Un autre jour, par hasard, nous nous recroiserons peut-être ou peut-être pas. Mais peu importe ce moment-là était bien. Inespéré, simple comme cul. C'est tout.

Mais s'il y avait quelque chose à leur dire, ce serait du genre : Tout va bien. J'ai de la chance dans la vie, dans mes rencontres. Peut-être que vous veillez sur moi.

Alors un jour, peut-être, par hasard, sous un soleil de plomb ou sous la pluie, je lui demanderai son prénom.

7 mai 2012

12. Alain Souchon

Le ciel est très bleu, les feuilles des arbres sont vert tendre, le soleil réchauffe cette boite. Pause de midi et tout le monde bouffe encore sa gamelle comme un seul homme. Fumer une clope, se maintenir à distance pour ne pas finir fou. Ou pire : se laisser aveugler par les murs blancs, les couloirs silencieux. Les écouteurs sur les oreilles, Alain Souchon, je n'avais pas remarqué l'homme. Il est assis sur un bloc de béton, les yeux fermés et les jambes tendues devant lui comme pour mieux recevoir les rayons bienveillants du soleil à son zénith.

- Bonjour.

- Bonjour.

Y. est portuguais, des orgines capeverdiennes. Il porte des godasses de sécurité, un futal d'ouvrier aux larges poches sur le coté, et un vieux pull délavé d'où quelques tâches de peinture ne partiront jamais. Peu importe le nombre de lavages. Je m'assieds à coté de lui. Et ressors pour l'occasion une clope. Son français hésite comme quelqu'un qui marcherait de nouveau après un profond coma. Ça me rappelle mon allemand des premiers jours à Berlin. Sur son visage, on lit toute la concentration du monde pour retrouver tout ce qui bâtit une phrase. Rechercher la grammaire, les verbes, la conjugaison. Il y a, aussi, ces ombres de passage qui crispent les muscles de son visage ; elles naissent de la frustration de ne pas pouvoir dire tout ce qu'il pense, exactement comme il le pense. Cette force qui pousse à l'humilité de ne parler que dans le plus simple appareil. Mais le soleil demeure un miracle. Et puisqu'on se comprend…

Y. partage un petit appartement avec sa soeur. Arrivé il y a quelques semaines en Suisse, il était comptable d'une grande société à Lisbonne. Son salaire a été brûlé au point d'en devenir humiliant. Et puis, il dit que ce travail permettra de mettre de l'argent de coté. Et puis, on parle de littérature. Je ne sais plus très bien.

Tout à coup, je comprends à sa façon de me regarder, de parler que je suis le premier qui lui a dit bonjour. Ici, on ne lui pardonnera jamais d'être en bleu de travail. Il restera un immigré, même pour ceux qui manifestent, veulent changer le court des choses, les types de droite à gauche. Il y aura ce petit mouvement du regard, chez la plupart, visant à l'effacer du champ de vision. Non par méfiance. C'est encore pire que cela, je crois.

C'est même pas un réflexe. C'est même pas une affaire politique. C'est l'effet boy scout, fourmilière. Cette loyauté, cette croyance qu'il faut avancer à rythme soutenu, à bouffer en cantine, régler comme un ptit soldat. Tout ce qui constitue à revêtir les costumes d'une vie d'adulte. Ce costume qui tout à coup fait voir les autres selon le costume qu'il porte, celui d'un technicien de surface invisible.

Evidemment, ça aurait pu se passer autrement. Y aurait pu se révéler chiant comme un cours de droit public. Mais un être humain, sans son uniforme, est comme les astres, une sorte de petit miracle.

3 mai 2012

11. le rond point

Le bar donne sur un rond point. J'observe le bal des voitures défiler en attendant que quelque chose enfin désobéisse, mais les voitures passent. J'observe longuement à la fois le regard perdu, et fasciné. Ce spectacle redondant est une jolie métaphore de l'existance que je trimballe comme deux bout d'bois et à laquelle j'ai imposé un temps d'arrêt.

Plus tôt dans l'après-midi, j'ai tremblé devant le type qui me vend mes clopes et que j'aime beaucoup. Enzo, un solide gaillard aux allures pas très fines mais qui se révèle être un garçon adorable, chaleureux et bienveillant. Devant lui, en lui tendant la monnaie, j'ai senti le sol dire bye bye. Il a demandé si ça allait, j'ai secoué la tête en le regardant droit dans les yeux, je crois.

Alors il m'a offert un café. Et nous nous sommes assis devant son tabac lotto presse. J'ai alumé une Lucky, on a gardé le silence pendant deux ou trois minutes avant qu'il ne le fende et donne des couleurs à cette journée :

– Tu sais, quand t'es dans un rond point depuis un quart d'heure, le mieux c'est d'en sortir. Ça mène à rien un rond point.  T'iras nulle part si tu continues comme ça.

La rue était calme, l'air agréable. J'ai rien dit, juste planté un peu plus durement mon regard sur mes pompes bien lacées sans oser prononcer la question qui tapottait dans ma tête. Mais apparemment, il lit dans les pensées, car il a poursuivi :

- Tout, même le meilleur, même le plus prestigieux et même le plus raisonnable, peut être un rond point. Change. Ne reste pas.

- Je ne sais pas où aller. Je ne sais pas comment y aller. J'ai les j'tons.

- Reste alors.

- Non, plutôt crever. D'ailleurs c'est ce qui se passe en ce moment. Je creuse ma tombe.

Chaque jour, je vais. Tambour battant, je vais. Mais je vais seulement creuser ma tombe. La seule chose que j'attends de ma vie en ce moment, c'est de me faire jarter par une bagnole -si possible une Lexus noire plutôt qu'un bus - en traversant la rue. Je ne parviens plus à voir mes amis et à en profiter comme il se doit. Je suis absent. On me parle, j'entends rien. On m'embrasse sur la joue, on me serre dans les bras, je ressens surtout un immense vide. Alors dans les discussions, je ne parviens pas à m'imposer, ça m'est devenu égal, de second rang. Je creuse ma tombe quoiqu'on en dise, quoique je prétende.

Alors oui, dans ce bar, entre deux cafés napolitains, je sens que regarder les voitures est la meilleure chose à faire. Regarder les voitures et commencer à tracer sur une feuille de papier les plans les voies par lesquelles je quitterai ce rond point. Je vais me faire la belle. En tout cas, une vie un peu meilleure.

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21 janvier 2012

10. Entre les bars

Vendredi, le soir était tombé depuis un moment déjà et je songeais à enfiler un jogging indigent que d'habitude je refuse de porter quelle que soit l'occasion. Mais je ne voyais pas ce qui pouvait bien m'arriver ce soir-là, aucune envie de prendre l'initiative, d'ameuter autour de moi à coups de textos.

Pourtant, j'avais faim, soif. L'animal sommeillait ; l'appétit était immense mais en force silencieuse. Voire boudeuse.

 

Je ne voyais pas ce qu'il pouvait bien se produire, mais j'ai décidé de sortir quand même. Et puisqu'il n'y aurait personne, puisque je serais un simple promeneur solitaire, presque invisible, il n'était pas nécessaire de me peigner, de coordonner le code couleurs de mes vêtements. Je suis sorti en étant aussi assorti qu'une paire de chaussettes dépareillées, avec le sentiment  étrange d'être bien dans mes basques.

Au début, l'apréhension était là, sous mes semelles, grinçant à chacun de mes pas. Un homme seul, dans les rues, un vendredi soir, c'est louche. Il fallait que je le fasse ainsi, pas moyen d'y couper si je voulais me réapproprier ma liberté, mon histoire. Cet étrange avenir, cette ambition latente que je désire plus que toute autre chose au monde. Je ne serai que ce que j'étais. Ressortir en quelque sorte de la jupe de mes amis, des clous, des agendas remplis, et entrer dans la foule en étant à poil.

Être seul pour ne plus confondre l'amitié et la crainte de l'ennui ; le bonheur de la compagnie et l'ivresse pour oublier qui on est et qui on n'est pas.

 

A travers la ville, j'ai mené une longue promenade de pentes en pentes, à fil des rues. Entre les bars dans lesquels je ne m'arrêtais pas, même pour m'y réchauffer. Il y avait des gens, des jeunes, des trentenaires, des vieux, seule constante : personne n'était seul. Ça allait en couple, en duo, en trio, en groupe. Jamais seul. J'ai envié, tout en trouvant ça étrange. A-t-on fini par être condamné à être seul, ou en compagnie ? Le doute s'ouvrait, mais au fil de ma balade anonyme il disparaissait.

 

C'est en passant devant le Great Escape que j'ai réalisé que le froid m'avait suffisamment usé pour que je décide à retourner dare-dare auprès de mon radiateur et mon toaster. Mon escapade était donc à l'heure du retour et je  me souvenais tout-à-coup qu'il y a presque autant de choses à voir depuis l'endroit où nous nous trouvons à un instant qu'à travers le monde au même moment. Puis j'oubliais et continuais à marcher quand mon soir, sans pour autant tomber de sa chaise, a été bousculé. Gentiment, pour rien, juste par le hasard. Le geste d'une main m'appelait auprès d'un ami. Un détour de dernière minute, qui ne devrait pas en prendre davantage.

David, derrière le bar, m'avait fait signe d'entrer. Nous nous sommes posté à l'entrée du restaurant, devenu ces derniers mois ma cantine, et avons fumé une clope. Nous avons parlé un peu. Quelques taffes plus tard, j'étais assis à une table avec des gens que je ne connaissais pas, à fêter l'anniversaire d'un type que je ne connaissais pas plus.

Le hasard m'avait poussé ici. Au début, j'étais timide j'essayais de comprendre, j'écoutais attentivement les histoires, les parcours qui étaient contés. Et au fur et à mesure que la nuit repoussait ses tranchées, je devenais plus affable. Nous vidions des litres de bière tranquillement. Alex a eu vingt-huit ans, puis j'ai décidé de rentrer. Le froid, toujours le même vent froid courait les rues. Mais j'étais réchauffé quand je repensais au déroulement de cette soirée. J'avais le sentiment d'avoir été embarqué sur un cargo, repêché à la dernière minute. La traversée avait été belle, inspirante, bête comme cul.

Il y avait eu de la lumière alors je suis entré.

Et puis, il  y avait eu de la bière, des rires, et des histoires nouvelles, alors je suis resté.

En arrivant chez moi, finement ivre, il me revenait cette phrase de Guillaume Dustan que j'avais lu tout aussi alcoolisé sur un quatrième de couverture lors d'une fête quelques soirs plus tôt :

La nuit tout est plus simple. La nuit est libre. On ne sait jamais ce qui va se passer. Mais il arrive toujours quelque chose. Il suffit de tenir le coup."

C'était là, logé quelque part dans ma mémoire pour m'aider à comprendre que j'avais entrepris des travaux de démolition et de reconstruction de mes modes de vie. Que je suis mort un jour de tout cela, et que ma renaissance c'était tenir le coup, tenir tête à l'ennui et le vide apparent. Parce que derrière, il y avait la surprise qui ne s'obtient que dans une certaine liberté de mouvements.

17 janvier 2012

9. L'inventaire des différences

Tout est resté semblable, mêmes façades d'immeubles, même quiétude souveraine, et pourtant un million de choses ont dû changer au fil des années qui se sont écoulées entre la dernière fois que j'ai emprunté cette rue et ce matin.

La démarche est la même, mes pas sont toujours ceux d'un conquérant de papier ; le mécanisme intérieur n'a rien à voir. Les stratégies sont devenues obsolètes, il est temps que j'exploite l'or qui s'est déposé à mes pieds, entre mes mains, à mon cou. Faut que je me blinde. Plus intelligemment.

Je me dis des trucs comme ça en descendant sous un ciel matinal gris et bas vers cette chambre. Je ne veux pas dire pourquoi j'y retourne, je ne veux même pas le savoir. Je ne veux pas savoir si cela est une bonne chose ou non, c'est juste le truc à faire. Une sorte d'escale. Ni plus ni moins. C'est pas un plaisir, ni un mal infligé.

Lorsqu'il ouvre la porte, c'est lui - pas de doute ! Je le reconnais immédiatement. Forcément, il a vieilli, mais impossible de savoir de quelle façon pour le moment. D'ailleurs, mes souvenirs de lui sont peut-être trop flous pour faire l'inventaire des différences. J'avais retenu un air, une façon d'habiter le sol et le volume de l'endroit, une position quant à la lumière. Rien de tangible, de comptable.Il a  ce sourire dérisoire entre nonchalance et noblesse décadante qui tranche avec son regard perçant et percutant. Il est à moitié habillé. Un T-shirt H&M défait, et un calebut pas mieux. C'est l'hiver, mais derrière lui j'apperçois son appartement baigné d'une lumière de mois de juin.

Nous parlons peu, peut-être parce qu'il y a ces questions qui viennent tout-à-coup se briser à nos retrouvailles. Quelles sont nos brisures, les histoires qui nous ont bousculés ces quatre dernières années ? Allons-nous nous reconnaître ? Peut-on réveiller des histoires comme celle-ci, impunément comme un chien déterre un os dans le fond du jardin ? Saurons-nous ne pas confondre ce que nous avons connu avant-hier et connaitrons aujourd'hui ?

Je ne sais plus comment avancer. Je ne sais plus comment j'ai envie d'avancer. Alors je reste planté devant lui, en espérant que mon sourire se voit sur ma figure.

- Bon, allez viens.

Ce sont les trois mots, les trois seuls mots dont j'ai besoin, que je suis sans doute venu chercher. Bon, allez viens, c'est tellement plus puissant que ces conneries de poèmes, de promesses. Tellement plus courageux. Ça, c'est suffisant et utile. Il y a aucune promesse, mais il y a l'envie qui s'y est fait une place.

Après l'intimité, l'anatomie, nous partageons notre première cigarette de la journée en écoutant Bill Evans. Je voudrais me rendormir ici, dans ce lit. Il ne l'a jamais proposé, mais je sais qu'il ne dirait rien. Sauf que l'idée de finir par squatter ce terrier, de laisser une empreinte ici, d'être plus qu'un passage du vent me fout la trouille. Parce que ce serait agréable.

Alors je prends une douche, je m'habille, je lasse mes chaussures. Entre temps, il a changé de disque. Il me regarde faire une autre clope au bec, je le vois du coin de l'oeil. Je lui vole une taffe, avant de l'embrasser maladroitement et partir furtivement. Je remonte la rue, l'air est frais. Etc. Il n'a rien proposé, mais il en aurait eu envie je le sais. Je l'ai lu dans sa retenue. Je sais lire à présent les envies qui ne se disent pas à voix haute. Je ne suis plus sourd, mais toujours incapable de mener un dialogue durable. Tout change, mais certaines choses demeurent.

2 janvier 2012

8. L'asphalte

Je me ravise pour cette nuit et je fume dans l'escalier de secours de mes rêves. L'asphalte à mes chaussures colle, et ces routes qui ne me conduisent nulle part. Ma vie est une boite vide.

Mes après-midi sont joyeuses, mais ne valent rien. Je passe de table en table, et j'aime ça. De copains en copains, d'un langage à un autre. Des histoires et des voix dissembables. Elles passent, elles restent. On boit un café, une bière. On dîne devant un plat de pâtes, ou un croque monsieur sur une terrasse laborieusement réchaufféee. On rit, on s'amuse. Je vais de table en table, d'un café à un autre. Je marche dans une ville ; l'après-midi, la soirée passe, etc. N'importe laquelle. Peu importe laquelle.

Ces histoires, ces moments collent à mes vêtements.

Mais quand je ferme la porte derrière moi, la porte de mon appartement rangé, organisé, meublé, décoré, la vérité éclate, et chaque jour elle griffe un peu plus mes quatre murs : la solitude. Impossible de ne pas la sentir, la voir. Chaque jour, elle grandit. Elle est bien palpable.

Je passe de café en café, j'attends des bus, deux trois mots au téléphone, des amis, des visages plus ou moins connus. Des moments agréables, mais volatiles, puissants et fragiles à la fois. Si à travers ces fulgurences ma connaissance du monde s'enrichit, ils finissent toujours par venir buter contre le silence implacable, cette paix de merde qui est chez moi quand j'enlève mes chaussures je sais qu'il faudra réinventer, reconquérir le lieu, ma chambre, mon bureau, mon canapé, mes livres, mes plantes, ma cuisine, ma salle de bain. Ce lieu que j'ai bâti chaque jour, plus ou moins humblement. Par instant, je le hais.

Je voudrais le quitter, le laisser tomber comme une mauvaise bouteille de vin.

Plus d'une fois, je me suis surpris à l'imaginer dans ce décor et me demander si un jour, un jour… Ce jour viendra-t-il ?

Et ce jour-là, saurais-je l'apprécier ? Ou serais-je un de ceux qui diront : pars s'il te plait ?

Quand je rentre, que j'enlève mes chaussures, je remarque l'asphalte qui est restée collée aux semelles. Celle qui m'a ramené ici, en ce lieu si vide, mais qui m'a sans doute ramené un peu plus riche qu'avant… intérieurement.

28 décembre 2011

7. D'un autre soir

C'est dans le silence qu'on découvre finalement les gens. C'est dans cet instant-là que s'achève le portrait. Le silence c'est les regards baissés entre deux phrases, les yeux qui glissent dans l'échancrure d'un col ou un avant bras, c'est une latte de cigarette. C'est un moment pour déterminer si on révèlera ou non un détail, posera ou non une question.

Dans les silences, on découvre et on laisse entrevoir les peines, les doutes, les questions sans repos.

Le silence c'est le temps qu'il faut pour trouver l'endroit idéal où cacher, du moins pour l'instant, ce qu'on ose avouer. Ces trésors dont la honte nous agite encore, malgré l'expérience, malgré les amants du passé, malgré la chaleur du radiateur et du vin. Malgré les adieux, brutaux et injustes.

Pourtant, c'est un moment aussi, où tout se passe. La capacité de se taire, c'est rendre la conversation possible. Le silence c'est donc moins la peur avouée en creux que la confiance d'un autre soir, d'un autre après-midi à marcher côte à côte.

C'est savoir que cela peut suffire. Cette présence et cette affection peut suffire, et qu'elle n'a pas besoin de papier peint.

Alors parfois, je me tais. Pour voir où ça conduit. Parce qu'il y a ce qui apparait dans le silence.

22 décembre 2011

6. De ces lambeaux

Mauvaise nuit accouche d'un réveil pénible. Se trainer hors du lit, galoper sur le parquet glacial jusqu'aux chiottes puis se planter sous la douche. Malgré tout, je sais qu'aujourd'hui sera différent, rien à voir, avec les jours précédents. Aujourd'hui que je commence. Pour une fois, ce n'est pas demain. Je ne le décide pas, c'est pas une promesse que je ne tiendrai pas, c'est juste une intuition que je ne peux plus repousser la date. Mais d'abord, je retrouve Elodie pour un café matinal. Sortir nos têtes de nos culs, se parler, se croiser, se tenir au courant.

Puis, je rentre, sans me perdre devant les vitrines des magasins, ni chercher le détour d'une rue à l'aurtre, ni me planter dans un café. Il y a même une certaine impatience, une sérénité à rentrer chez moi. J'ai beau eu avoir plusieurs "Chez moi" depuis des années, c'est la première fois que j'ai envie de rentrer chez moi. Parce que je vais retrouver mon bureau, ma baie vitrée, ma tasse ébréchée, mes chaussettes Charlie Brown. Désormais rien ou si peu me retient en ville, éloigné de ce lieu à loyer modéré et si peu apprivoisé, car il y a sur mon bureau une pile.

Une pile de notes à trier, à relire d'une sur l'autre. Des histoires à raconter, à façonner, à ciseler. J'ai à chercher un passage entre les mots et le silence. Faire sentier à travers le mystère, faire la route par le langage. Utiliser mes yeux, mes mains et mon cerveau, accroder tout ça. Etre à ma tâche.

Etre à ma place

Désormais, je prends ma vie en main. De ces lambeaux, j'en ferai quelque chose. Je me réveille après l'inertie. Après les choix mous, des choix sans vraiment de décision. Après les choix dans l'angoisse, le prétexte des lendemains à préserver. Ces choix comme une épargne mais sans conviction.

Chez moi, se faire un thé. Retrousser ses manches, prendre la pile, déterrer les idées, creuser en fumant quelques clopes. Je me me suis mis en route. Je roule, cette journée me semble plus importante tout à coup. Je ne sais pas où cette vie d'écriture mènera, mais j'ai déjà simplement conscience que les autres routes envisagées ne passent pas par là. Là où je suis chez moi, là où je suis entièrement à ma tâche. A ma place.

Je travaille enfin. Je travaille à la fois sur les mots et les formes, je travaille sans chercher la distraction. Je sais que je pourrai faire ça à n'importe quel prix. L'épuisement, la solitude ou le collectif, la liberté ou la contrainte, écrire pour laisser une trace même éphémère (je ne serai jamais capable de livrer une littérature immuable, j'en ai consciente), écrire pour le nécessaire, mais écrire, apprendre à écrire, etc.

Peu importe, de ces lambeaux, je suis à ma place et ma tâche.

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