5. Aveugle

On dit que l'amour rend aveugle.

Je me suis toujours demandé ce que ça voulait vraiment dire. La première hypothèse serait que l'amour, le fait d'aimer, conduit à se fourvoyer sur l'autre, se tromper, se gourer, ne pas voir en l'autre ses défauts, sa chienne de vie qui risque de pourrir notre vie s'effaçant derrière notre regard aimant.

Bizarrement, je n'y ai jamais cru. Même quand j'ai aimé, même en aimant. Même quand ces amants me l'ont répété. Quand j'aime, je comprends assez vite les maux, les douleurs, les limites de celui que j'ai en face de moi et qui me soutient le regard. Alors, je peux dire que j'ai aimé ceux que j'ai aimés et j'aime ceux que j'aime sans équivoque, sans que leurs défauts, leurs tracasseries ne s'effacent, ne se diluent dans l'amour et les sentiments que je leur porte.

J'ai suffisamment attendu, regardé autour de moi, pas bougé, et j'ai suffisamment de méfiance pour apprendre à reconnaître ces choses-là. Pour avoir intégré à quelque moment de l'enfance et quelque part qu'on aimait qu'on aimait au-delà des raisons premières, qu'on finissait par aimer aussi malgré les malgré, à cause d'eux. J'aime, mais cela ne me rend pas naïf. Pas aussi facilement. Et le fait d'aimer ne me rend pas dupe.

Cette phrase-là m'a toujours fait l'effet d'un pull qu'une tante qui ne connaît de vous que votre prénom et approximativement votre date de naissance vous offre à Noël. On le trouve moche, ce n'est simplement pas notre le col roulé gris chiné de Gant. C'est juste un truc qui ne tombe pas parfaitement, chelou, qui gratte et met les membres de guingois. La seule chose qu'on trouve à faire est de le ranger au fond de l'armoire, là où tout est inaccessible. On le garde juste au cas où, si un jour on se retrouve à devoir passer les fêtes dans un chalet mal chauffé.

J'ai fait exactement la même chose avec cette phrase, je l'ai rangée, planquée dans un coin. Et je suis retombé dessus  aujourd'hui en essayant d'ordonner ce qui valdinguait. L'air circonspect en face de L'amour rend aveugle, je me suis d'abord allumé une cigarette, puis j'ai fait du thé.

J'ai compris que si je n'y ai jamais cru, j'étais d'accord avec cette phrase, ce dicton. Car si l'amour ne nous rend pas forcément aveugle sur celui surlequel porte notre regard, il nous rend aveugle sur celui que l'on est, celui qui ne nous séduit pas, celui qu'on voudrait oublier, ou qu'on oublie tout simplement, celui dont les voyages et les départs à traverser encore nous font peur. Nous. L'amour n'est-il pas un moyen de ne pas se faire face ?